Fable, apologue, conte ou récit, l'œuvre représentée est difficile à définir car elle dégage une poésie tout à fait particulière et se nimbe graduellement d'une inquiétante étrangeté. Le comédien apparaît dans une tenue presque monastique, costume taillé dans le goût asiatique, dont les pans amovibles s'ajustent en fonction d'une palette de personnages aussi atemporels qu'exotiques et, pourtant, universels. La scène, presque nue, est habillée d'un habile jeu de lumières mettant en perspective les différentes figures qui se succèdent dans des tableaux entrecoupés de ténèbres.
Adrian, le héros éponyme, est un jeune homme pétri de suffisance, empêtré dans les lieux communs du bourgeois promis à un avenir sans nuages. Il est le beau-fils et donc l'héritier de l'impitoyable Capitaine qui, en tant que descendant de l'illustre fondateur de cette île baptisée - ironie cruelle - Paraiso, exerce un pouvoir tyrannique sur toute la communauté. Un aquarium, vide, rappelle sa prédilection pour le requin, animal totem hautement symbolique d'une philosophie selon laquelle " les gros poissons mangent les petits ". Adage qu'Adrian ne manque pas de s'approprier et de " servir " à la jeune Zina, une laveuse de carreaux qui l'intrigue et le dérange dans ses certitudes en professant, notamment, qu'une fois tous les petits poissons mangés " le requin se retrouve tout seul ". Or, lorsque la petite Zina disparaît, justement, Adrian, seul et désemparé, part à sa recherche et se risque dans le sordide quartier du port. Recueilli par la mère de Zina, il s'intègre, travaille et se lie avec Luigi, le mendiant aveugle, lucide et clairvoyant. Il se croit indépendant mais le Capitaine régente son quotidien dans l'ombre et Adrian devra véritablement conquérir une identité que les différents protagonistes vont concourir à éclairer.
L'intrigue, portée sereinement par le jeu très mesuré de Gille Crépin, atteint l'intensité dramatique imprévisible d'une incoercible fatalité. L'ironie tragique fait naître des révélations que je me garderai bien de dévoiler pour préserver l'insidieux pouvoir de cette fable fulgurante.
Bérenice FANTINI
www.ruedutheatre.info
IL NE
FAUT JAMAIS SE RÉSIGNER
Du 18 au 20 mai 2006, la compagnie Épices & parfums donnait son
spectacle " Adrian, l'enfant du paradis " en avant-première du Festival
d'Avignon. C'était au Théâtre de l'Albatros dans le cadre de " Aux
arts, etc. ". Un bien joli spectacle, ma foi, porté par Gille Crépin.
Sur une île prétendument paradisiaque, vit le jeune Adrian. A priori,
tout lui sourit : son existence est imbibée de luxe et d'insouciance
et, conséquemment, d'inconscience sociale. Un peu méprisante et
hautaine même, cette inconscience… Un père et une mère, bien sûr. Mais
pas ordinaires, tout de même. La mère d'abord : Maristella, ancienne
beauté, aujourd'hui fanée, miséreuse qui ne tirait sa force que de ses
charmes physiques… Le " beau-père " ensuite : l'impitoyable capitaine
Manuel Ricardo Monest de Grandvilla, dangereux dictateur au petit pied,
qui impose ses volontés vaniteuses et velléitaires à tout ce qui est
vivant sur l'île de Paraiso. Nom boursouflé d'une terrible ironie, car
en fait de paradis, la majorité de la masse humaine de l'endroit
sous-vit dans la misère, soulignant la mainmise de Ricardo Manuel
Monest sur les âmes et les chairs.
Et puis ce bel ordre bancal est troublé par l'irruption de Zina. Zina,
la nouvelle servante de la famille du capitaine. Zina, à la recherche
de son amie Deniz. Zina, qui n'a rien à perdre. Zina, qui ne laisse pas
Adrian indifférent. Mais Zina disparaît… Et Adrian part à sa recherche.
Il croisera la route de Mado, la flamboyante épicière des pauvres ;
celle de Luigi, le mendiant aveugle, qui semble percevoir les choses
au-delà des choses, les mots au-delà des mots, les sentiments au-delà
des sentiments, qui semble percer la cuirasse des cœurs ; celle de
Gilberto et de ses amis, enfin, qui symbolise une possible résistance à
la tyrannie du capitaine…
L'auteur Gille Crépin a écrit là une bien jolie pièce. Je trouve
beaucoup de qualités à ce texte d'ici et maintenant. Sur la forme : une
construction architecturée au petit point, qui ménage ses effets, qui
introduit avec grâce ses coups de théâtre ; en deux mots :
théâtralement efficace. Sur le fond : un texte tissé dans la trame de
la simplicité, celle qui enveloppe les épaules de nos vies, mais qui
aborde des thèmes essentiels comme le sens de l'existence, à
contre-courant des litanies actuelles, médiatiques et sociétales
notamment, qui prônent à tout prendre le pognon à tout prix.
Le comédien Gille Crépin, lui, sert l'écrivain avec générosité. Il
incarne avec justesse et sobriété l'inconscience et les yeux dessillés
d'Adrian, la détresse de Maristella, la gouaille de Mado, l'énergie de
Zina, la sagesse sereine de Luigi, la perversion hautaine du capitaine…
Je me souviendrai longtemps du claquement sec que crache l'éventail de
Manuel Ricardo Monest de Grandvilla. Glaçant !
Quant à Marc Ferrandiz, Pierre de Cazenove, Maëlle Adenot et Adam Simon
Callejon, ils ont tous les quatre compris l'essentiel : la mise en
scène, les lumières, les accessoires, les costumes et la musique
doivent être au service du texte et du comédien.
S'il y a une justice, je suis sûr qu'Adrian remportera un beau succès
au Festival 2006, car, ainsi que le siffle doucement cette pièce, il ne
faut jamais se résigner.
Vincent Cambier